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Conflits sur la chasse et le patrimoine, tensions avec les nouveaux habitants… Un village des Corbières de 28 âmes se déchire

Ce n’aurait pu être qu’une guéguerre de village passée inaperçue, si des habitants, sans doute las qu’aucune enquête sérieuse ne soit ordonnée par la justice, n’avaient fait parvenir à L’Indépendant des éléments à charge contre leur municipalité. C’est un conflit ouvert, entre chasseurs locaux et étrangers pénibles, qui raconte avant tout l’histoire banale et extraordinaire d’une famille aux commandes dans un minuscule village reculé des Corbières, ancien hameau forestier de harkis, et hébergeant l’un des patrimoines menacés de l’humanité : une église du IXe siècle qui serait délaissée par la mairie.

« À Saint-Martin-des-Puits ? Ils sont spéciaux, ce sont eux et les petits oiseaux », lâche une habitante du village voisin. « Ils », c’est la famille Rivière, et notamment Marie-Antoinette Rivière, débarquée dans ce hameau désert au début des années 1980, à la faveur d’un mariage avec un propriétaire terrien, puis propulsée maire à l’appui de ses soutiens au Parti socialiste, dont l’ancien président du conseil départemental Marcel Rainaud.

« C’était une jeune femme dynamique », se souvient une connaissance de jeunesse. Madame Rivière tiendra la mairie pendant six mandats, aujourd’hui première adjointe, elle a passé la charge à son fils Henri Rivière, porté au poste de premier édile en 2020 par 24 voix dans ce village où 28 personnes étaient alors inscrites sur la liste municipale. Parmi les sept membres du nouveau conseil, cinq sont de la famille : la mère et le fils, le frère et la nièce de la mère, le mari de la nièce. Si leur autorité semble issue d’un plébiscite, cette « lignée » suscite pourtant chez une frange des Podomartinais une farouche hostilité.

St-Martin des Puits au coeur des Corbières sauvages.
Independant – BOYER Claude

Le maire Henri Rivière avec sa mère, l’ancienne maire Marie-Antoinette Rivière.

Le maire Henri Rivière avec sa mère, l’ancienne maire Marie-Antoinette Rivière.
L’Indépendant – Archives – L’Indépendant

Juché à flanc de colline au sein d’un méandre de l’Orbieu, le village de Saint-Martin-des-Puits est un sinistre comédon, austèrement gris, donnant sur un balcon de verdure chatoyante dans le massif des Corbières. Routes encore défoncées malgré de récents travaux, détritus, encombrants et bouts de ferraille jetés aux abords du monument aux morts, lignée de garages en béton terne en plein cœur de village, chenils en parpaings, mairie des années 1960 assortie à ce brutalisme blafard.

Le village est délaissé, conquis par un silence angoissant déchiré par les aboiements des chiens de chasse, et des habitants osant à peine avouer derrière portes closes : « On ne veut pas témoigner, par peur des représailles ». Menaces et intimidations, nuisances sonores, conflits immobiliers, manque de pluralité démocratique et soupçon de dévoiement de l’argent municipal sont autant de chefs d’accusation mentionnés dans une petite dizaine de plaintes et mains courantes déposées entre 2020 et 2023 à la gendarmerie de Lagrasse.

 

 

La chasse, un service public

À Saint-Martin-des-Puits, la borne incendie est connectée à une citerne d’eau de 1000 litres qui sert à abreuver les chiens de chasse parqués dans des chenils installés en forêt. Ils ont été déplacés sans doute pour éviter les désagréments sonores dont se plaignent régulièrement les habitants du cœur de bourg, où un chenil est occupé par intermittence.

À l’origine de la guerre dans le village : les aboiements intempestifs. « Cela a été mon combat personnel ! », insiste Frans*, de nationalité belge, habitant partiellement à Saint-Martin dans sa résidence secondaire à l’instar de plus de la moitié des habitants. « On entendait aboyer en pleine nuit, plus d’une dizaine de chiens. Nous vivons à quarante mètres des chenils. Pour les faire taire, ils tiraient des coups de fusil ! Il fallait donc supporter : ou les aboiements ou les coups de feu, ou bien retourner en Belgique ».

La borne incendie est connectée à une citerne d'eau de 1000 litres qui sert à abreuver les chiens de chasse.

La borne incendie est connectée à une citerne d’eau de 1000 litres qui sert à abreuver les chiens de chasse.
L’Indépendant – BOYER Claude

Ici, la chasse est une tradition ancrée, et une passion transmise de génération en génération dans la famille Rivière, dont le fils Henri cumule à son mandat de maire celui de Président de l’association de chasse intercommunale « Vento Farino ».  Dans des e-mails adressés aux habitants inquisiteurs, M. le Maire assume une certaine porosité entre la mairie et la chasse. La mairie « met à disposition » des terrains pour les chenils, quand ceux-ci ne sont pas installés sur des terrains privés.

Elle semble aussi, d’après certaines observations, mettre à disposition véhicules, gasoil et autres menus services aux besoins de la chasse. « On n’a rien contre la chasse, mais on veut savoir où va notre argent ! » s’exclame Charles*, compatriote de Frans mais résidant à l’année, et personnellement embêté par des conflits avec la mairie et la justice pour ses constructions démunies de permis de construire. « Quand on s’entend bien avec la famille Rivière, on a ce qu’on veut, sinon on n’a que des emmerdes ! » 

Un habitant montre la mairie à droite et un préfabriqué harki à gauche.

Un habitant montre la mairie à droite et un préfabriqué harki à gauche.
Independant – BOYER Claude

Ces irréductibles Belges décident de mener une bataille acharnée contre ce qu’ils n’hésitent pas à nommer « la mafia Rivière ». Ils déposent plainte après plainte, relèvent la moindre irrégularité supposée concernant les plans cadastraux, les permis de construire, les relations ambiguës entre la mairie et l’association de chasse. Ils alertent les services préfectoraux, saisissent le Procureur de la République.

Tout sera classé sans suite. « Les enquêtes sont closes, assure une source proche du dossier. Il y a une frange de la population pénible. La préfecture a d’autres choses à faire que de s’occuper de trois Belges qui s’amusent à engorger les services de l’Etat pour un village de trente habitants ! » Un de ces Belges a, depuis, décidé de saisir le parquet national financier, compétent dans ce domaine.

Apaiser les tensions

À Saint-Martin-des-Puits, les tensions sont récurrentes, et pas qu’avec les Belges, qui sont en réalité les seuls courageux à parler pour le reste des habitants angoissés par la famille Rivière. « Les Rivière ont menacé plusieurs personnes d’empoisonner leurs chiens, car ils savent faire. À la voisine, on a même saboté les roues de voiture ! », raconte une habitante, appuyée par plusieurs témoignages concordants. « Empoisonner les chiens », « crever les pneus », sont des bruits persistants à Saint-Martin.

Si les plaintes à l’encontre d’Henri Rivière sont systématiquement classées sans suite, il en est autrement d’une déposée à l’encontre d’un autre membre de la famille pour « violation de propriété privée » un soir de nouvel an. « C’était très violent, ça a failli en venir au sang ! », raconte une habitante qui se souvient de cris et de violences entre fêtards et chasseurs excédés par le « tapage nocturne » un 31 décembre, veille d’une sortie de chasse.

« C’est vrai qu’ils sont un peu rustres, admet une villageoise proche des Rivière, mais quand on sait les prendre, ils savent être adorables », raconte cette dame qui appelle Marie-Antoinette Rivière par son surnom « Nénette ». Un nouvel habitant observe ces tensions de loin : « Le maire est quelqu’un de gentil, simple. Il fait des choses pour son village, on a organisé une séance de cinéma en plein air l’an dernier, c’était très sympa. Mais il ne vit pas ici, il réside à 40 km. On le voit les jours de chasse. Il ne doit pas trop se rendre compte de ce qu’il se passe ici, et puis, je pense qu’il a un pied avec les chasseurs. Il devrait faire quelque chose quand même pour les bruits… », une autre habitante tempère également : « Nous, ce qu’on voudrait simplement, c’est qu’il y ait davantage de pluralités, que tout le monde soit entendu, qu’on fasse des choses qui bénéficient à tout le village et pas seulement à quelques-uns ».

Les services de la mairie sont logés dans le préfabriqué de l'ancienne école.

Les services de la mairie sont logés dans le préfabriqué de l’ancienne école.
Independant – BOYER Claude

C’est dans un objectif de pluralité démocratique que Cyrille Knudsen, l’une des deux membres du conseil municipal à ne pas être issus de la famille, a accepté son poste. Interrogée au sujet des comptes municipaux, elle déclare : « Il n’y a aucune irrégularité notoire dans les comptes, ils sont plutôt bien tenus avec une dynamique de désendettement de la commune. De plus, tous les conseils municipaux se déroulent en toute conformité. »

Dans ce village où la pression fiscale est une des plus élevées de la zone, l’opacité excite toujours les suspicions des ennemis des Rivière. Malgré nos demandes, aucun compte rendu de conseil municipal ou extrait de comptes publics n’a été transmis à L’Indépendant.

M. le Maire, maintes fois sollicité par L’Indépendant pour répondre de toutes ces agitations, a finalement envoyé un message : « J’ai toujours été attiré par la politique, et ce village où j’ai passé toute ma vie me tient à cœur ». De Madame Rivière, L’Indépendant n’aura tiré rien d’autre que « Je ne vous touche même pas la main » et « si quelque chose ne me plaît pas dans le journal, j’irai au tribunal. » 

* Les noms ont été modifiés

Une plaque hommage aux harkis.

Une plaque hommage aux harkis.
Independant – BOYER Claude

Saint-Martin-des-Puits, hameau forestier des harkis

7 habitants en 1962, 147 en 1968, 10 en 1980. La courbe de population de Saint-Martin-des-Puits connaît une remontada spectaculaire dans les années 1960 et 1970, époque à laquelle 25 familles de harkis seront « transférées » pour effectuer les travaux forestiers sous l’égide des Eaux et Forêts (ancêtre de l’Office National des Forêts).

En 2019, sur décision nationale, une stèle doit être apposée à Saint-Martin pour commémorer le passé harki du village. Mais Madame Rivière, alors maire, refuse cette installation. « Elle a été odieuse, raconte Sabbah Atrous, présidente des Anciens combattants et harkis à Carcassonne, elle refusait catégoriquement l’installation d’une stèle dans son village, prétextant que son frère était mort pendant la guerre d’Algérie. Malgré l’intervention de la Préfecture, il a fallu qu’on menace d’organiser une manifestation dans son village pour qu’elle consente enfin à nous laisser mettre la stèle. Elle nous a alors proposé de l’installer dans le cimetière ! »

Le jour de la commémoration, une cinquantaine de harkis et leurs descendants sont présents à Saint-Martin, et demandent à visiter une de leurs anciennes maisons, construites à l’époque en préfabriqué et encore debout aujourd’hui. « La maire est restée chez elle, et a refusé qu’on visite une maison. Pour pallier ce refus, une voisine résidant dans l’une d’elles a accepté de nous faire entrer chez elle, dix par dix. Ensuite, nous devions déjeuner sur place, mais le seul endroit mis à disposition par la mairie était l’ancien préau de l’école, lieu où l’on tue aujourd’hui les sangliers. Il y avait plein de sang, c’était dégueulasse. En réparation, le fils de la maire, Henri, nous a arrangé le restaurant dans le village d’à côté. Il a été aimable et courtois. », rappelle Sabbah Atrous.

Les harkis, précurseurs face à la menace incendie

En 2020, Henri Rivière vante les nouveaux chemins que son association de chasse creuse en forêt, arguant qu’il s’agit de « chemins contre les incendies ». Il recevra alors un trophée « chasse durable » de la part de la Région ainsi qu’une subvention de 2000 euros, utilisée pour la location du bulldozer avec lequel de larges tranchées sont ouvertes dans les massifs. Ces chemins sont en réalité principalement utilisés pour la chasse, et si leur utilité en cas d’incendie est réelle, Jean-Paul Baylac, responsable du service Feux de forêts au Sdis de l’Aude, corrige cependant : « Dans l’Aude, il n’existe ni règlement, ni existence légale de chemins réservés à la défense contre les feux de forêts. On ne peut donc pas faire valoir cet usage. »

Henri Rivière est quelque part, peut-être sans le savoir, un héritier des forestiers harkis. Dans les années 1960 et 1970, ces hommes sont mis à l’ouvrage dans les forêts françaises pour y réaliser d’importants travaux : créer des zones défrichées pare-feu, tracer des routes d’accès pour les pompiers, bûcheronnage. Les autorités françaises reconnaissent chez ces Algériens des savoir-faire issus de la foresterie kabyle, inconnus en France. « Je revois mon père éteindre des incendies avec des branchages », se souvient Aïcha Serdani, qui a passé 14 ans de sa vie à Saint-Martin-des-Puits. À cette époque, dans les années 1970, deux familles françaises « gèrent » les quelque 140 harkis vivant à Saint-Martin. « Ils s’occupaient de l’intendance, et nous distribuaient les allocations familiales en se servant au passage », raconte Aïcha, qui décrit des attitudes d’un mépris tout colonial.

De cette époque, plus grand-chose ne reste. Les derniers harkis ont quitté Saint-Martin-des-Puits en 1978, date à laquelle les hameaux forestiers auraient déjà dû être démantelés. Quand Marie-Antoinette Rivière arrive en 1982, seuls quatre habitants demeurent encore à Saint-Martin. La population du village stagne tout au long des années 1990 et 2000 entre 10 et 20 habitants. L’ancienne école est devenue la mairie d’aujourd’hui, Madame Rivière s’étant installée dans l’ancienne maison communale qui hébergeait jadis les instituteurs.

La chapelle de St-Martin abrite un autel antérieur au IXe siècle.

La chapelle de St-Martin abrite un autel antérieur au IXe siècle.
L’Indépendant – Antoine Coutin

Sauver l’église Saint-Martin, une des plus anciennes de l’Aude

Cette petite église pré-romane est mentionnée pour la première fois dans les textes historiques en 1093. Elle aurait donc été construite antérieurement, comme en témoignent ses fresques du IXe siècle peintes derrière l’autel. Un joyau patrimonial. Délaissée sur le bord de route tout en bas du village de Saint-Martin-des-Puits, l’église n’aurait jamais bénéficié des égards de Marie-Antoinette Rivière. « Ce qui me ferait le plus plaisir, c’est que cette église soit désintégrée » aurait-elle même dit un jour à Marie-Jeanne Jaffres, présidente de l’association des Amis du patrimoine de la haute vallée de l’Orbieu.

Marie-Jeanne Jaffres a pourtant tout fait pour cette église. Dès 2004, elle propose à Madame Rivière de l’aider à la restaurer, lui promettant même de trouver des fonds pour épargner à la Mairie de débourser un seul centime. Elle se rend à New York, toque aux bureaux de la fondation Getti, et parvient à trouver un mécène en la World Monuments Fund, qui classe alors la petite église de Saint-Martin sur la liste du patrimoine exceptionnel de l’humanité menacé, aux côtés de la pyramide de Teotihuacan ou du Machu Picchu !

Au tournant des années 2010, de premiers travaux de restauration sont donc effectués dans l’église. La toiture est reconstruite, les fresques sont copiées et protégées, les arcs-boutants consolidés. On a même retrouvé l’autel primitif. En 2012, la Banque Populaire propose un nouveau financement. Un dîner de charité doit donc être organisé à l’église Saint-Martin en compagnie des membres de l’association fondée par Marie-Jeanne Jaffres, « mais la Maire ne nous a pas ouvert l’église », se désole-t-elle.

Alors que des mesures de protection avaient été prises pour que la porte de l’église reste fermée pour protéger l’édifice de tout vandalisme, voilà qu’elle est aujourd’hui ouverte aux quatre vents. « Une tête de Christ a complètement été vandalisée », regrette Marie-Jeanne Jaffres, qui espère simplement que cette église sera un jour reconnue et restaurée à la hauteur de sa valeur patrimoniale. Cet été, un rare concert de musique classique, organisé par l’intercommunalité Région Lézignanaise Corbières Minervois, s’est tenu dans le chœur de l’église.

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