Économie

« Gen J, Génération innovation Made in Morocco »: Six questions à Tarik Haddi

Le spécialiste en capital innovation et ancien président de l’Association marocaine des investisseurs en Capital (AMIC), Tarik Haddi, a accordé une interview à la MAP, à l’occasion de la parution de son ouvrage “Gen J- Génération innovation made in Morocco”.

1- Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre ? Pourquoi maintenant?

Si durant la première décennie de ce millénaire, notre pays a connu une croissance annuelle de l’ordre de 5%, celle-ci a ensuite ralenti pour se stabiliser autour de 3% durant la deuxième décennie : certainement la fameuse “trappe du revenu intermédiaire” que connaissent la plupart des pays en voie d’émergence. Les experts expliquent cette “trappe” par l’incapacité de ces pays d’évoluer d’une “économie de rattrapage” vers une vraie “économie d’innovation”.

L’économie de rattrapage se caractérise essentiellement par (i) du transfert de technologie, c’est-à-dire de l’imitation sur les plans de la technologie et des méthodes managériales, (ii) des barrières à l’entrée, pour faire émerger des champions nationaux, (iii) avec un financement essentiellement bancaire. Le piège se referme dans ces pays, quand vient le temps des positions dominantes et donc des mesures visant à empêcher les nouveaux entrants. Résultat : pas d’entrée de nouveaux acteurs, plus innovants et plus compétitifs, et les entreprises dominantes n’ont plus besoin d’innover faute de concurrence, et préfèrent “lobbyer” pour maintenir les barrières à l’entrée.

Pour éviter ce piège, certains pays ont su passer à l’économie d’innovation. C’est le modèle sud-coréen qui se caractérise par (i) un investissement massif dans l’économie du savoir, (ii) la concurrence et la protection des modèles d’affaires innovants et (iii) le développement des financements alternatifs : Crowdfunding, capital-risque, compartiment boursier techno…Vous savez que des études ont démontré que le principal facteur qui explique l’écart de la croissance de la productivité entre les USA et l’UE, des environnements pourtant similaires, c’est la maturité du capital investissement aux USA.

Gen J porte, pour la génération à venir, cette ambition du passage de l’économie de rattrapage à une économie de l’innovation, pour qu’elle en fasse un véritable choix de société.

2- Dans “Gen J, Génération innovation made in Morocco”…. C’est qui cette “Gen J”?

Le projet du livre est né lors du premier confinement de mars 2020. Vous vous souvenez, c’était une période bizarre où nous nous sommes tous retrouvés face à nous même, se demandant où va ce monde ? Et de lecture en conversation et de conversation en réflexion, j’en suis arrivé à la conviction que nous vivions des changements bien plus importants que je ne l’imaginais, ….d’ordre anthropologique, au sens où notre façon d’être et notre rapport à autrui étaient bouleversés (c’est sur cette base que les anthropologues identifient les phénomènes anthropologiques).

La Tech, accélérée par la pandémie, est clairement en phase de changer profondément nos manières de penser, d’interagir, de travailler, de consommer, de se rencontrer… Et il se trouve que dans ce “remue-ménage”, nous les Marocains, comme les Africains ou les Indiens, avons des prédispositions pour le monde postmoderne qui se dessine. Ces prédispositions sont “Aït débrouille” pour reprendre la terminologie de Feu Fatima Mernissi, l’esprit joutia que porte la Gen J, “Jua kali” en Afrique subsaharienne et “jugaad” en Inde, les autres J de la Gen J : (i) Nous sommes, frugaux, faisant toujours plus avec moins, (ii) agiles et itératifs : les cycles essai-erreur-ajustement, courts et répétés, sont naturels chez nous ; (iii) communautaires comme les réseaux sociaux (le crowdfunding est une forme numérique de DARET et des tontines africaines) …etc.

3- D’après votre longue expérience en tant qu’acteur impliqué dans les écosystèmes de l’entrepreneuriat innovant, comment les évaluez-vous? Quels sont les freins qui limitent leur développement et comment y pallier?

 Il y a vraiment un avant et un après Innov Invest, cette initiative de l’Etat marocain, portée par TamwilCom.

Il faut maintenant “massifier” l’approche pour combler la faille du marché du financement de cette classe d’actifs, risqués mais à fort potentiel, et atteindre une taille critique susceptible d’attirer les investisseurs privés nationaux et internationaux.

Pour lever les freins qui demeurent, je préconise un certain nombre de mesures d’accompagnement que j’ai eu l’occasion à de très nombreuses reprises de développer : adaptation du cadre réglementaire, fiscal, et administratif de l’entrepreneuriat innovant, ouverture des marchés réglementés aux entreprises innovantes, développement de filières universitaires sur le modèle UM6P, dans tous les secteurs cibles de notre économie de l’innovation (agritech, cleantech, fintech, biotech…), incitation à la R&D en encourageant l’open innovation (mise en place de moteurs et systèmes de matching besoins / offres, incitations fiscales …), faciliter l’installation d’accélérateurs spécialisés et réseaux de business angel, en amont du capital-risque, et décloisonner le crowdfunding …

Mais tout cela ne pourra se faire sans une coordination public-privée. Un Forum réunissant pouvoirs publics et acteurs de l’écosystème de l’entrepreneuriat innovant, type CNEA est impératif pour piloter la vision stratégique visant à migrer vers une économie d’innovation, seule façon de briser le plafond de verre du développement.

4- Vous avez dit dans votre ouvrage que nos modèles exogènes sont essoufflés et inadaptés tant à nos ressorts les plus profonds, qu’au monde issu de la révolution numérique. Dès lors, comment nous préparer et surtout accélérer notre adaptation à ce monde postmoderne, à la nouvelle économie?

Dans Gen J je développe des principes pour inspirer des démarches entrepreneuriales gagnantes, mais qui puisent leurs racines dans notre façon d’être: faire simple, s’adosser sur notre agilité, penser circulaire, construire nos modèles d’affaires sur notre empathie avec nos communautés, privilégier transversalité, subsidiarité et intelligence collective…

Faire simple, par exemple, c’est se concentrer sur la réponse aux besoins et ne pas chercher la sophistication pour la sophistication. Le désir de sophistication est purement occidental, et oublie que le mieux est souvent l’ennemi du bien. On voit où ça a mené la planète…

Quant à penser circulaire, cela a toujours été naturel chez nous. Saviez-vous que le mot Joutia vient de jeter ? les Marocains récupéraient les objets jetés par les colons, les “customisaient” comme on dit aujourd’hui et les revendaient dans la Joutia. N’est-ce pas la base de toute économie circulaire ?

Enfin, dans les modèles d’affaires innovants 100% Made in Morocco, il faut privilégier des profils responsables, en quête de mission : le slogan le plus puissant à mon sens de Walid Regragui à son équipe c’était “nous sommes en mission ! “… Les gens responsables, en quête de mission, sont toujours plus agiles socialement, et donc aptes à la collaboration et au collectif, contrairement aux profils drivés uniquement par la performance, la carrière et les primes.

L’innovation repose sur la créativité et on ne peut pas créer avec la culture de l’autre, à moins qu’elle devienne nôtre… On innove avec ce qu’on est, notre façon d’être, de penser, nos méthodes, nos réflexes, …. Au football, nous avons innové avec ” SIIIR” et “NYA” et ça nous a mené en demi-finale de la Coupe du monde !

5- Vous avez consacré une partie à l’Afrique, affirmant que notre continent dispose de tous les atouts pour tirer parti de la révolution numérique… Comment?

En misant sur nos prédispositions naturelles portées par la Gen J chez nous et jua kali en Afrique subsaharienne : notre frugalité, notre pensée circulaire, notre agilité, notre opportunisme, notre communautarisme, nos systèmes décentralisés, notre passion…

6- Vous annoncez la mise en place de la plateforme de débat, de réflexion et de proposition “Génération Innovation”. Parlez-nous davantage de cette plateforme.

Aujourd’hui, l’innovation frugale façon Jugaad (Inde) est enseignée dans de grandes universités américaines et européennes pour apprendre aux futurs dirigeants à faire plus avec moins, à réduire la complexité en éliminant le superflu, à inclure les marginaux….

Il nous semble qu’il est temps chez nous aussi d’adopter pleinement l’esprit d’entreprise “aït débrouille” chère à Fatima Mernissi et la culture Joutia portée par la Gen j, de les développer par la réflexion, la discussion, …de les promouvoir auprès de nos incubateurs, de les enseigner dans nos écoles et d’en faire, pourquoi pas, comme l’Inde une source de soft power pour le Maroc en Afrique et dans le monde … Demain des Instituts Gen J pourraient rivaliser avec les Instituts Confucius en Afrique.

A cette fin, une plateforme de travail a été mise en place avec deux principaux objectifs : (i) mettre en avant et appuyer tant que possible les modèles d’affaires innovants et frugaux à travers le Maroc (puis demain en Afrique), (ii) sensibiliser dans les écoles, les universités, les incubateurs, les clusters, les entreprises… mais aussi nos décideurs politiques et les Institutions Internationales qui participent à l’élaboration des politiques publiques.

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